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Guinée / Les racines de l'avenir



CONAKRY VERS BOFFA Le soleil ne s’est pas encore levé sur Conakry lorsque Sékou vient nous chercher pour prendre la route de Boffa à bord d’un vieux pick-up aux portières branlantes. Dans la pénombre qui précède l’aurore, nous traversons la presqu’île de Conakry, bordée de chaque côté par l’Atlantique. Des volutes de fumée qui s’élèvent de feux de bois. Des silhouettes dessinées dans les phares du pick-up. La ville, déjà, est débout, active, et les premiers embouteillages du jour se créent sur les boulevards, qui dureront jusqu’au milieu de la nuit suivante. Un infini serpentin de vieilles Peugeot qui roulent le coffre ouvert, des motards qui tentent de se frayer un chemin, des hommes qui traversent entre deux voitures, des femmes aux paniers juchés sur leur tête, des enfants qui jouent dans la chaussée au bord des maisons en tôle, des troupeaux de chèvres au milieu de la route, des immenses mosquées qui apparaissent soudain derrière un arbre, alors que le soleil brille désormais dans le ciel lourd d’humidité et de pollution, des immeubles désaffectés, des gigantesques panneaux publicitaires, et les pistes cabossées de terre rouge qui nous conduisent dans les entrailles de Tombolia, le quartier extérieur de Conakry. Nous venons y chercher Fatoumata, qui s’embarque avec nous dans le pick-up. Nous sommes au complet, prêts à quitter la capitale, qui s’ouvre, à sa sortie, sur des montagnes coiffées de nuages, des champs de bananiers, des routes sinueuses - nous roulons vers Boffa.





TOKHELE, YEREYADI, BANDEGNINDE Après cinq heures de route, d’asphalte d’abord puis de terre rouge et détrempée, nous arrivons enfin à Tokhélé, le premier des villages dans lesquels ont été plantés les arbres. Guidés par les habitants du village, nous partons à travers les champs, au milieu des hautes herbes plus grandes que nous, dans un océan de végétation dense et humide. Une dizaine de milliers d’arbres fruitiers a été plantée cet été par les villageois. Des hommes, des femmes, des enfants - tous ont été mis à contribution au cours de longues journées de plantation, les pieds dans la boue, dans l’humidité des moussons. La saison des pluies touche désormais à son terme : les jeunes arbres, dissimulés dans les entrelacs luxuriants de la végétation, se préparent à recevoir la chaleur du soleil tropical sur leurs premières feuilles. Ils sont un symbole d’espoir pour les villageois : c’est en eux que se fixent les racines de l’avenir, la perspective d’une récolte de fruits, d’un ombrage, d’une protection pour leurs cultures sous-jacentes de mil, de sorgho et de maïs. Dans cette région riche en eau et en lumière, quelques années suffiront aux pousses pour devenir de grands arbres, pour former un verger, un puits de ressources en mangues, en oranges, en avocats, en noix de cajou. Terrassés par le soleil au zénith, nous cherchons l’ombre partout où elle se trouve : au pied d’un vieil arbre néré qui se dresse en plein champ, et dont les graines sont réduites en poudre par les villageois pour lutter contre la fièvre jaune ou cuisiner le soumabara ; au cœur des reliques des forêts ancestrales qui cerclent encore le village et le séparent des champs cultivés ; sous le feuillage épais et dense de l’arbre à palabre au milieu des dinguilinnas, ces cases soussous aux murs de terre et au toit de chaume. Nous profitons de l’ombre salvatrice pour échanger avec les habitants du village sur l’organisation de leur vie quotidienne. Leurs sourires, face à l’objectif de mon appareil photo, sont plein de lumière. Ces arbres, disent-ils, leur apporteront une multitude de bénéfices, et tous, au village, comptent désormais sur eux pour assurer leurs besoins. Puis nous reprenons la route à travers les pistes qui jalonnent les gisements de bauxite. Le pick-up soulève sur son passage des nuages de poussière rouge. Tout est teinté, autour de nous, de cette couleur qui sature le paysage. Sur la route minière, la colère des communautés face aux compagnies d’exploitation chinoises, qui détruisent leurs terres pour en extraire la bauxite, prend la forme d’un barrage de contestation, qui nous contraint à emprunter les chemins de traverse pour rejoindre les parcelles de plantation d’acacias et de gmelinas à Bandégnindé et Yèrèyadi. La journée se poursuit de champs en champs, jalonnée de ces étapes dans les villages, une omelette à Tanene et une assiette de riz à Khoudinde, l’eau de source de Coyah bue à même les sachets en plastique qui la contiennent, assis sur des bancs en bois dans des cases au toit de tôle ouvertes sur la rue. Des bidons d’huile, des cagettes de piments rouges et d’arachides, un réchaud sur une planche en bois, des poules qui picorent les restes de nourriture, les bruits et les odeurs du village autour de nous, et l’humidité, toujours l’humidité, qui nous étreint comme un océan.






SOBANE Épuisés par nos longues marches à travers les champs et les forêts, nous arrivons au village de Sobane, au bord de l’océan, alors que le soleil tombe déjà derrière l’horizon. Cette nuit-là, nous dormirons dans les petites cases qui jalonnent la plage, à l’abri de la mangrove. Nous ferons sans eau chaude, sans chasse d’eau, sans moustiquaire et sans drap. Nous chasserons les criquets qui s’aventureront sur notre matelas, et leurs restes disparaîtront pendant la nuit, emportés ou dévorés par des bêtes invisibles, que nous imaginerons plus grosses qu’eux. Nous nous endormirons au son de la marée montante, dans la brise d’un ventilateur à bout de souffle, jusqu’à ce que la coupure d’électricité nous livre définitivement à la moiteur de la nuit.



DOUPOUROU Au petit matin, la brume s’est levée sur la mangrove, qu’elle pare d’une allure de fantôme. Sur la plage, des dizaines de petits crabes translucides se laissent avaler par les vagues, disparaissent et apparaissent à nouveau dans l’écume déposée sur le sable. Nous prenons la route du village de Doupourou, où nous sommes attendus par le Maire. A notre arrivée, celui-ci est en pourparlers avec un représentant de la société chinoise Spic, qui exploite la mine de bauxite voisine. Les négociations, menées en soussou, semblent âpres ; nous restons à l’écart, en observateurs. Nous retrouvons également Ibrahim, un pépiniériste local. Après un échange de courtoisie avec le Maire, Ibrahim nous conduit jusqu’à l’école du village, qui accueille une centaine d’écoliers. Nous faisons ensemble un tour des quatre salles de classes afin de présenter notre projet de plantation d’arbres. Notre enthousiasme est partagé par notre jeune auditoire. A la question que nous leur posons : « qui veut planter des arbres ? », c’est une forêt de mains levées qui nous répond, et de beaux sourires.


BANGOLONG Nous poursuivons notre route en longeant la côte jusqu’à Bangolong, petit village de pêcheurs au bord de la mangrove. A midi, l’activité du village bat son plein : c’est le vaste ballet des pirogues qui partent à la pêche, des femmes qui vendent le poisson, des hommes qui préparent les filets. Des foules d’enfants nous suivent en criant « Foté », nous prennent la main et nous sourient avec une timidité curieuse qui anime leurs regards de lumière. La mangrove nous attend : là-bas, au bord de l’Atlantique, les communautés locales ont commencé à replanter des palétuviers pour restaurer les pans de forêts qui ont été détruits. La marée est basse. Des kilomètres de plage nous conduisent jusqu’à la zone de restauration. Sous nos pieds nus, le sable chaud laisse bientôt place à une vase de couleur sombre. Nous sommes suivis par de vastes cortèges de crabes rouges. Dans le silence de la nature résonnent, seuls, les claquètements de leurs pinces et l’extraordinaire respiration de la vase qui aspire nos pas dans un bruit de succion aquatique. Soudain, les premiers palétuviers sont en vue : frêles tiges feuillues, ils émergent de l’eau stagnante à perte de vue. Ils sont plus de vingt mille plants à avoir pris racine cet été. Leur présence est essentielle pour empêcher que les côtes soient peu à peu grignotées par la montée du niveau des eaux, et que des villages comme celui de Bangolong soient avalés par l’océan. Ici, la mangrove est un barrage contre l’Atlantique.





BOFFA VERS CONAKRY Couverts de vase, trempés par la chaleur et l’océan, la peau échauffée par le soleil, nous avons repris la route de Conakry, épuisés mais satisfaits du travail accompli. A l’horizon, le soleil décline déjà en inondant le paysage d’une lumière d’or qui scintille à travers les feuillages. Un tourbillon sensoriel s’engouffre par nos fenêtres baissées : aux odeurs de poisson et de riz cuit, de feux de bois et de gaz d’échappements, se mêle la senteur capiteuse de la végétation humide et de la terre gorgée d’eau de pluie. Rien ne pourrait détacher notre regard du paysage qui défile. Du linge qui sèche dans les fossés broussailleux. Des petites filles qui marchent avec des seaux d’eau sur la tête. Un croissant de lune accroché aux palmiers. Des familles qui se baignent dans les eaux stagnantes des rivières. La couleur indigo des boubous de cotonnade. Des voitures en panne en bord de route, capot ouvert ou conducteur penché sur un pneu. Nous faisons une dernière étape à Boffa pour acheter le riz de la fin d’après-midi et savourer une canette de Coca-Cola, assises dans la remorque du pick-up, dans le poudroiement du soleil couchant. A Tanene, les étroits ponts en fer jaune qui traversent les eaux tumultueuses de la rivière Kounkouré sont encombrés par la circulation. Au cœur des embouteillages, des enfants nous proposent bananes, mangues et maïs soufflé par nos fenêtres baissées. Le crépuscule nébuleux annonce l’orage qui approche. Le réseau téléphonique regagne un peu de vigueur pour nous permettre de recevoir quelques nouvelles du monde, mais n’est pas suffisant encore pour nous permettre d’en envoyer. Cela fait deux jours que nous sommes injoignables. A la nuit tombée, des éclairs illuminent l’horizon. Avec les phares du pick-up, ils sont la seule lumière qui vient éclairer notre route. Les villages succèdent aux forêts qui succèdent à nouveau aux villages. Les muezzins lancent leur dernier appel à la prière. Au détour d’une route, un gigantesque feu de pneus illumine l’obscurité. De loin en loin, des klaxons se perdent dans la nuit. Dans un village fourmilière, des ficelles alourdies de sacs de sable sont tendues entre deux arbres : c’est le dernier barrage policier avant Conakry. Nous sommes de retour à la capitale.



Reportage réalisé lors d'une mission pour Reforest'Action

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