A Istanbul, les bruits de la ville ne s’éteignent jamais : les moteurs des minibus et des taxis, les rires des passants sur le trottoir, parfois le chant des muezzins, parfois seulement la rumeur d’une foule en perpétuel mouvement ; et il n’y a qu’à se laisser porter par la musique d’Istanbul, immémoriale, incomparable. Partout, des odeurs se mêlent et nous enivrent, des effluves de poisson et d’épices, de narguilé et de marrons chauds, de cyprès venus peut-être du palais de Topkapi. Nous marchons dans la couleur des rues d’Istanbul – un bleu tirant sur le gris, océanique, qui semble tomber du ciel comme une bruine légère et qui est l’âme de la ville, son secret, impénétrable. Le vent froid qui souffle du Bosphore laisse sur nos lèvres un délicieux goût de sel. Tout est motif d’émerveillement : les palais décadents au bord de l’eau, la silhouette des paquebots là-bas sur le Bosphore, les murs en brique couverts de graffitis, les arbres roussis par l’automne le long des avenues, les mosquées et les églises en pierre rouge, et puis, dans les petites rues derrière le port, de minuscules boutiques et leurs étals débordants de fruits, de fromages ou de pâtisseries turques à l’entêtant parfum de miel.
Vue depuis les toits de la ville à l’heure du coucher du soleil : une immense lumière électrise les nuages. Partout autour de nous, Istanbul s’étend à perte de vue, nimbée des derniers éclats du jour, et comme toujours plongée dans ce bleu-gris qui n’existe qu’ici, dans ce bleu endémique qui semble être un regret de la haute mer, et qui dépose sur les toits, les monuments, les ponts et les rues, sur tout ce que l’on voit, un voile de douceur et de mélancolie, comme une protection transparente et impalpable, qui continue de la préserver jour après jour, qui continue de faire d’Istanbul cette ville unique au monde, qui a tant de fois changé de nom et de forme sans pourtant jamais changer d’essence. Dans les rues en contrebas, des foules entières semblent marcher la tête en l’air, les yeux levés vers ce rose de crépuscule qui ressemble à l’aurore boréale d’une ville sans sommeil, mais qui est au contraire l’annonce de la nuit, de la nuit toute proche qui avance déjà avec les nuages, et qui éteint l’incendie, avec du violet, du bleu, et bientôt du noir partout sur la terre tandis que la lumière demeure encore dans le ciel.
Istanbul. Complexe et contradictoire, intègre et sensuelle, enchanteresse, farouche, désarmante.