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Tanzanie / Au cœur du monde


Nous sommes au cœur du monde. Et la lumière qui naît le matin est celle, blanche et pure, qui nous éblouit le plus. Nous sommes au cœur du monde, et les mots nous manquent pour exprimer ce qu’est ce cœur, ce qu’est ce monde que nous voyons clairement pour la première fois. Il nous faudrait peut-être les méandres et les couleurs du swahili, comme si notre langue ne pouvait dire les yeux humides des gazelles, la grâce des éléphants, la mélancolie des girafes et la tendresse des zèbres, la discrétion des guépards, le dandinement des autruches, la fourberie des hyènes et l’esprit joueur des gnous, l’agitation des mangoustes et la tranquillité des buffles, la patience des rhinocéros, le vol des cigognes et des pélicans, la hargne des babouins et l’insouciance des singes bleus, le flegme des hippopotames et l’orgueil des lions. Comme si rien de ces paysages n’était accessible à notre langage, par leur beauté brute et inouïe, et il faudrait la lumière et la musique du swahili pour rendre la couleur rouge de la terre au coucher du soleil, les silhouettes en parasol des acacias contre le ciel de pluie, les troncs tortueux des ficus dans la moiteur de la jungle, les reliefs volcaniques de la vallée du Rift, la poussière des rivières asséchées, le tourbillon des papillons multicolores au-dessus des hautes herbes, la majesté des baobabs centenaires qui président aux forêts depuis plus longtemps que les plus vieux des pachydermes, les fleurs violettes et blanches qui naissent et recouvrent la savane à la fin de la saison des pluies. Voici ce que contiennent tous ces noms de lieux incantatoires et mystérieux, le lac Manyara et la forêt du Marang, le cratère du Ngorongoro, le lac Makat et la forêt de Lerei, la rivière Tarangire et le lac Burunge, les villages de Karatu et Mto wa Mbu, et il faudrait encore dire les clameurs des villageois sur les marchés, le rire des enfants qui jouent au bord des routes, le mugissement des gnous et le barrissement des éléphants, le pépiement des oiseaux et le hurlement des singes, le bruissement du vent qui fait frissonner la canopée de la forêt lorsque la nuit tombe sans que nulle lumière électrique ne vienne empêcher son principe : obscurité horizontale, totale, de l’un des derniers déserts de notre monde. Nous sommes au cœur du monde et rien ne ressemble à ce que nous avons pu connaître partout ailleurs depuis notre naissance. Nous ne reconnaissons pas le monde, nous ne reconnaissons pas le ciel : les étoiles ici sont celles de l’hémisphère sud. Dans les ténèbres, il y a le halo de la lune qui se reflète dans le lac, il y a la respiration de la forêt et les cris des chacals lorsqu’ils se mettent en chasse. Nous croyons partir loin pour échapper au monde mais toujours le monde nous rattrape. Le monde tel qu’il est, le monde et sa loi qui est la même sur tous les continents et dans la savane et dans la jungle : seuls les plus forts auront la grâce d’un lever de soleil supplémentaire. Et il faudrait encore imaginer ce qu’est la vie d’un mineur du Kilimandjaro qui travaille à l’extraction de cristaux de tanzanite, derrière un mur érigé par le gouvernement contre les pilleurs de joyaux ; la vie d’un enfant Masaï qui mène ses troupeaux pieds nus dans la terre rouge à travers les hauts plateaux, vêtu seulement, pour éloigner les bêtes sauvages, d’un shuka à la couleur du sang et du ciel ; ou peut-être la vie d’un agriculteur de la région d’Arusha, qui cultive le manioc, le maïs ou le coton, et dont la récolte toute entière dépend désormais des caprices fatals d’un climat changeant. Voici l’Afrique : l’Afrique des arbres et des hommes, l’Afrique des vélos et des mobylettes, l’Afrique des champs de maïs et des maisons au bord des routes, qui n’ont que quatre murs et un toit de tôle. Voici le monde des enfants et des mères, voici le monde de la maternité, des éléphantes qui chargent pour protéger leurs petits et des rhinocéros dont la gestation dure plus de quinze mois. Voici le monde du recommencement, le jour et la nuit et la naissance et la mort, les enfants devenus grands seront parents à leur tour sans que jamais ne change la course du soleil dans le ciel. Voici le monde en mouvement, et ses pulsations nous font vibrer plus fort que nulle part ailleurs. Elles sont celles du pas lourd des éléphants qui martèlent la terre depuis un temps si long que la plus longue des mémoires ne saurait s’en rappeler. Elles sont celles des grands troupeaux qui dévalent les plaines jusqu’aux lacs éternels. Elles sont celles des volcans qui frémissent et des plaques tectoniques qui s’éloignent le long des failles. Elles sont celles de l’esprit de nos ancêtres qui sont nés dans ces savanes. Voici le monde, et il est éternel dans son changement.

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