LA PATTE DU LYNX
Nous avons roulé, roulé jusqu’au bout du grand Nord, sous ses lumières toujours changeantes, enchanteresses, et comme miraculeuses dans ce pays habité par la nuit, par les étoiles et les aurores boréales, mais qui connaît, à la fin de l’hiver, le poudroiement doré du soleil qui décline en début d’après-midi et qui donne aux paysages des couleurs qu’on ne connaît pas chez nous, un bleu profond comme l’océan glacial, un rose fluorescent comme un récif de corail.
Nous avons roulé, roulé jusqu’au bout du monde, et la route a déroulé devant nos yeux son serpentin lisse et infini comme un miroir à travers l’archipel de ces îles si lointaines et si froides, et qui dessinent la forme, vues du ciel, de la patte d’un lynx. Et la patte nous a recueillis dans sa douceur et dans sa force, et sa fourrure était de sable, et ses griffes étaient de glace.
DANS LE VERT DE LA NUIT
Le voyage commence toujours avec un rêve. Bien avant les îles, nous rêvions déjà des aurores, non pas celles qui se produisent tous les matins dans notre pays et qui signifient pour nous l’éveil et la routine, mais celles qui sont vertes et qui ondoient, la nuit, dans le ciel boréal.
Nous en avons rêvé et nous les avons cherchées, espérées, sur les routes et sur les plages, lorsque la lune et les étoiles illuminaient déjà le ciel et que le froid de la nuit descendait sur nous dans l’obscurité de notre attente.
Et les aurores sont nées des montagnes, comme produites par elles, elles ont jailli des sommets d’abord comme une aura, une lumière intérieure dans le cœur de la nuit, puis, mouvantes, dotées d’une volonté propre, elles ont vogué dans le ciel, lentement, comme les faisceaux d’un bateau en partance, au rythme de l’âme des pêcheurs et des matelots du grand Nord.
NOCES DE LA NEIGE ET DU SABLE
Des plages boréales au vent polaire, des plages blanches comme la neige et le sable, des plages sauvages, immenses et graves, ont pris possession de nos coeurs, comme le symbole de ce monde nouveau, né de la mer et du froid.
Et la neige et le sable se mêlent et se confondent dans la même texture, et le vent les façonne de la même manière, laisse l'empreinte de son souffle à leur surface, les disperse ou les rassemble, noces éternelles et tumultueuses d'un couple aimanté par la distance.
Et quand vient le crépuscule sur ces plages, quand vient l'heure bleue qui abolit les couleurs et donne à la fin du jour un air de nuit polaire, l'envie d'un plongeon nous anime, d'un plongeon cosmique dans l'océan et les étoiles.
Et nous plongeons vers l'infini qui se révèle, vers les vagues endormies sur les rivages, vers les montagnes à l'envers, vers tout ce bleu boréal qui donne à nos yeux la couleur du ciel, de l'océan et de la nuit.
LUNE DE NOS JOURS
C'est toujours en voyage que nous renouons avec la lune. A la maison, nous avons pris l'habitude de fermer nos volets et nos yeux sur les nuits quotidiennes sans un regard pour l'astre qui les éclaire ou les éteint selon l'humeur, le temps ou la saison. Et, à force d'oublier de regarder la lune, nous avons perdu le sens et la mesure de ce que nous sommes.
Mais lorsque le voyage nous attire sur les routes à des heures qu'on ne connaît pas chez nous, lorsque la nature ouvre les horizons et rend le monde plus grand que dans nos villes, alors la lune se lève à nouveau pour nous.
Elle nous suit de sa distance, de sa lumière, le jour et la nuit, et nous la voyons changer et croître selon son rythme propre. Elle dévale le flanc des montagnes, se drape dans un nuage, se baigne dans un reflet. Elle commande aux océans et les marées lui obéissent. Elle a la force tranquille de ce qui dure depuis des millions d'années.
Et, à notre insu, elle nous transforme à son image. Un croissant se met à grandir dans nos cœurs. Une idée, une certitude, une évidence : il est grand temps de rallumer les étoiles.
PARFUM DU GRAND LARGE
Au-delà des plages qui président à l'immensité glaciale, nous trouvons le grand large de l'Arctique, et son froid nous gifle le visage, et ses vagues nous donnent mal au cœur. Il abrite un sel unique au monde qui se dépose sur ses rivages et se respire puissamment, pour ne pas perdre pied, lorsque la terre ferme s'éloigne et que nous nous accrochons à tout ce qui nous retient encore au monde : la rampe d'un bateau.
Ses profondeurs sont peuplées de cachalots démesurés, qui évoluent dans l'ombre sous-marine comme des monstres d'un autre temps que celui des Hommes. Ils surgissent parfois pour respirer, eux aussi, l'air iodé qui nous enivre. Le reste n'est que désert, dunes aquatiques à perte de vue, glaciation éternelle jusqu'au Pôle Nord.
FENÊTRE SUR L'HIVER
Nous avons regardé passer dans la nuit, à toute vitesse le long des routes, des petites maisons en bois, chaleureuses et coquettes, éclairées de l'intérieur par des lampes disposées sur les appuis de fenêtre pour simuler l'éclat du jour dans les ténèbres, et elles irradiaient comme des phares en pleine mer.
Petites maisons isolées dans la lande, au pied des montagnes, au creux des fjords, juste avant les plages ou au bord des ports, rorbuers rouges, blancs et jaunes, demeures de pêcheurs - elles sont les châteaux forts bâtis contre le froid de ces vies boréales.
Et à les voir ainsi, si modestes et si fortes, nous pouvions déjà sentir le parfum et la chaleur de leur bois, nous pouvions déjà dessiner leurs paysages intérieurs, nous pouvions rêver d'une fenêtre sur l'hiver.
VILLAGES AU BOUT DU NORD
Nous connaissons par cœur à présent l'atlas de ces îles éloignées, de ces villages au bout du Nord, la cartographie de leurs couleurs sur fond de neige. Rouge pour Hamnøy, jaune pour Sakrisøy et blanc pour Reine, et si l'on continue encore, si l'on franchit le dernier pont jusqu'à l'extrémité de l'archipel, c'est la ville de Å qui nous accueille, unique voyelle prononcée Ô, comme une ode à l'infini, comme l'eau qui l'anime et la fait vivre et lui donne son bleu profond et solitaire, que l'on contemple, cheveux au vent, tout au bout de sa jetée.
VIES BORÉALES
Nous avons rêvé à ce que c'est que d'être né ici, dans un petit rorbu rouge. Jouer au football sur un terrain suspendu au-dessus de la mer. Retenir sa respiration près des séchoirs à poissons. Rentrer au port quand la lumière décline.
Nous avons vu des mouflets emmitouflés dans des poussettes et des pêcheurs qui ne craignent plus le froid. Des troupeaux de rennes au bord des routes et plus d'un millier de morues séchées dans les villages.
Voici tout ce que nous avons appris, tout ce que nous savons, maintenant, de ces vies boréales. Comment s'écoute le silence, au petit matin, à l'abri des montagnes. Comment naissent et vivent les aurores, dans leurs grands habits verts, au-dessus de nos têtes. Comment souffle le vent, la nuit, contre les fenêtres.
Et nous avons emporté avec nous un peu de ce silence et un peu de ces aurores, nous avons emporté un peu de ce vent, et son chant était celui de l'hiver, des montagnes et des fjords.