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Groenland / Inuits

Le pêcheur des glaces est doux et mélancolique. Sa peau est tannée par le jour éternel ; ses yeux assombris par la nuit boréale. Il s’appelle Iepé. A terre, il paraît minuscule et très vieux. Mais sur l’océan sauvage, son âge tombe de lui comme le masque du temps : il est le pêcheur des glaces à la nonchalance superbe. Il nous emmène avec lui, dans son petit hors-bord à la peinture écaillée, pêcher la morue noire et peut-être le flétan. C’est déjà le large, l’eau bleuâtre et presque blanche, les basses températures d’un monde gelé et sublime. Entre deux icebergs, il coupe le moteur sur le blanc du silence. Il plonge sa ficelle verte au cœur des profondeurs invisibles, ouvertes au-dessous de nous. Rien ne bouge et puis soudain, un éclair, un mouvement, un regard : la morue est là qui mord, et la voilà bientôt suspendue dans le soleil qui la brûle et l’air qui la tue, désormais pétrifiée par ce monde sans eau qu’elle ne connaîtra qu’une fois avant de mourir. Le pêcheur des glaces sourit : il a l’air heureux de l’homme qui connaît la paix sur l’océan glacé.

A Ilulissat, les enfants sont libres. Libres de courir les rues, sous le soleil de la nuit. Ils se regroupent en bande et partent jouer au foot. Ils s’assoient ensemble derrière l’église, au bord de l’eau, autour d’une vieille table de pique-nique. Ils vont fumer des cigarettes sur le large tuyau suspendu sous le pont, à l’entrée de la ville, à six mètres au-dessus de la surface de l’eau. Ils partent en kayak, parfois, le long des côtes, vers le soleil. Dans notre fenêtre, à minuit, deux adolescents passent en s’embrassant, enlacés, se sont-ils éclipsés de leurs maisons familiales à l’heure du sommeil de leurs parents ? Ils sont fous d’amour, ils sont heureux ; ils marchent lentement, à reculons, les yeux rivés l’un sur l’autre, dans le silence du village.

Et il y a Kaara, la petite fille que l’on retrouve dans les bars, les cafés. Huit ans à peine, une casquette de rap enfoncée sur la tête, le sourire timide et malicieux. Toujours accompagnée d’une autre fillette à peine plus âgée qu’elle, elle vient commander, soir après soir, une assiette de frites et un Coca. Un soir, elle nous dit son nom dans une minauderie, l’écrit sur la table dans le sel renversé, et disparaît avec son mystère, ne laissant rien d’autre derrière elle qu’un peu de frites et de mélancolie.

Le fantasme du Grand Nord ne s’arrête pas avec Ilulissat. Après Ilulissat, il y a un Nord plus extrême encore, que l’on appellera toujours, peut-être, Ultima Thulé à cause de Jean Malaurie, mais qui est aujourd’hui Qaanaq, et non moins dénuée de rêve. Le nom est sur toutes les lèvres, celles de Gerhard, l’allemand croisé sur le pont d’un bateau, ou encore celles de ce français rencontré par hasard, retenu au port car le bateau qui devait l’emmener chasser tardait à arriver. Jean-Luc, et son prénom qui dit quelque chose de cette enfance passée entre les Sables d’Olonne et Chamonix, est chasseur depuis quinze ans, traqueur de phoques, de morses et d’ours à des milliers de kilomètres de sa terre natale, pris par le Grand Nord qui ne l’a plus jamais rendu à son pays. Et lorsque, dans une boutique du village, nous rêvons de Thulé en feuilletant les pages d’un livre d’Henrik Saxgren, la vendeuse nous répond en riant qu’il n’y a rien à faire là-bas, à part devenir la femme d’un chasseur, et nous mesurons alors l’écart qui sépare encore les gens d’ici et ceux du Nord, l’Inuit moderne et l’Inuit qui vit encore comme il vivait il y a deux cents ans.

Bisgaard conduit son taxi le long des routes d'Ilulissat. Le chemin des terres sauvages, il l'emprunte par la voie des airs : il est aussi pilote d'hélicoptère. Dans le ciel glacé des jours boréals, il accède alors à l'inaccessible : l'inlandsis, le cœur du Groenland, le cœur du monde, peut-être, étendues immaculées de blancheur et de mystère, la dernière frontière. Il dessert les endroits les plus isolés du monde du Nord, avec des cargaisons de médicaments et de provisions. Ilulissat l'a adopté il y a plus de vingt ans. Il y a posé ses bagages, loin de son Danemark natal, et y a fondé son commerce. Il est de ces Danois immigrés au Groenland, quand la vie européenne a perdu, pour eux, toute sa saveur. Bisgaard connaît tout le monde, et tout le monde connaît Bisgaard. Sur les hauteurs du port, il loue aux voyageurs une maisonnette en bois noir. Plus loin, à la sortie de la ville, il fait construire un hôtel. Le chantier doit s'achever avant l'hiver, pour ne pas risquer d'être suspendu à cause de la neige et de la nuit et du froid qui gèle tout de novembre à février. Bisgaard quittera alors Ilulissat et sa nuit éternelle, pour des contrées où la lumière est encore allumée, quelque part dans le monde.

Son bateau est né en 1960, pour les expéditions danoises polaires. Il est construit de bois et peint du même rouge sombre qui éclabousse le drapeau du Groenland, couleur du sang des baleines dans la baie d'Oqaatsut, couleur de l'autonomie d'un peuple qui s'appartient enfin après des siècles d'invasion, après des siècles de colonisation.

Dans la cabine du Katak, Edvard nous parle de son pays, et avec lui nous pouvons imaginer comment certaines nuits sont plus lumineuses que les jours, en hiver, avec la neige qui reflète la lune et les aurores boréales ; comment les orques viennent parfois chasser le phoque au large de l'île de Disko ; comment les habitants de son village vont recueillir des morceaux de glace au bord du fjord quand ils ont besoin d'eau pure ; comment les icebergs de son enfance avaient encore la taille de cathédrales, avant que le réchauffement ne leur fasse perdre les deux tiers de leur grandeur.

Et à travers ses mots, nous pouvons connaître la couleur des couchers de soleil, en septembre, quand les glaciers rougeoient sous un ciel d'incendie ; nous pouvons connaître le mal être des enfants de son pays, livrés à eux-mêmes par des parents pris au piège de l'alcoolisme ; nous pouvons connaître le désir farouche d'indépendance de son peuple, mêlé à la gratitude contradictoire éprouvée envers la tutelle danoise, qui le protège encore pourtant des pilleurs d'uranium et des pourfendeurs de l'Arctique.

Et dans le creux de ses histoires, nous pouvons rêver à ce que c'est de naître et de grandir ici, de parler la même langue que les Inuits du Canada et d'Alaska, d'acheter et d'aimer un bateau, de faire le tour du Groenland en naviguant plus de seize heures par jour, de rêver de passer peut-être un jour le détroit de Béring, jusqu'en Sibérie.

Il est de cette jeune génération qui sait boire modérément, qui n'aime pas pêcher, mais qui obéit encore dans l'instant quand son grand-père le somme de venir lui rendre visite. Il a connu les hivers extrêmes d'Ilulissat et ses étés de douceur et de moustiques. Il croit que si le climat se réchauffe, ce n'est que pour mieux préparer la prochaine ère glaciaire, qui surviendra dans quelques années, dans quelques siècles peut-être, que les hommes peuplent encore ou non cette planète, car la Terre n'a pas besoin des hommes pour perdurer à jamais dans un temps qui nous restera inconnu.

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