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Groenland / Cartographie des glaces

Les icebergs, nous les avons connus sous toutes leurs formes : pyramides de sucre en poudre, champs de coton jusqu’à l’horizon, chefs-d’œuvre de dentelle, meringues fondantes et croquantes, et parfois même comme saupoudrées de cacao, lorsque le sable du rivage est porté par le vent jusqu’à la mer. De leur harmonie bleue, grise, montent les soupirs de mille géants invisibles, qui rugissent et qui toussent, et dont l’écho se porte jusqu’au large, comme la voix de leur mélancolie.

Amarrés à la moraine, ils sont prisonniers de l'argile. En fondant, ils se délivrent et prennent le large. Un matin, la porte du glacier a cédé, libérant des milliers d'icebergs dans la baie : Voie Lactée océanique. Nous avons appris à connaître cette géographie du fjord, sans cesse changeante ; nous avons suivi les icebergs sur des dizaines de kilomètres, quittés ici un soir, retrouvés plus loin le lendemain, tandis que n’en finissaient plus de nous revenir la beauté des vers d’Henri Michaux, Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l’hiver éternel, enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre, Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.

Et c’est bien ce qu’ils sont, les icebergs, des monuments dédiés aux températures les plus basses de notre monde, si loin, si proche, dans l’air pur qui abolit les distances, et leur odeur si forte, si particulière, l’odeur de la glace qui nous saisit dès notre première respiration, cette odeur de neige et de sel et de poisson qui, par association olfactive, peut-être, m’évoque l’odeur des frites baignées dans l’huile.

Pour les voir encore, les suivre, et presque les toucher, nous avons pris la mer une heure avant minuit. Nous voulions aller à la rencontre de ce moment où le soleil bascule, au milieu des nuits d'été du Groenland, où il rebondit sur l'horizon au lieu d'être englouti par lui, pour mieux reprendre sa course dans l'autre direction. Assis à la proue du bateau, tournant le dos au village qui s'éloigne, nous ne sentons plus que l'odeur des glaces et le vent froid du large, et puis toujours la lumière, chaude et liquide, qui danse dans le ciel, qui danse dans la mer, qui ne s'éteint jamais. Aux portes du glacier Kangia, le bateau s'immobilise dans le silence. Les icebergs nous regardent. Rien ne paraît bouger, et pourtant, quelque chose semble se modifier dans l'atmosphère.

L'obscurité vient très vite : elle monte de l'horizon, avance comme une vague, inéluctable : elle décolore la mer, abolit le contour des glaces, absorbe les derniers rayons de chaleur. Le soleil a disparu : avalé par les nuages, il ne rebondira pas sur l'horizon. Autour de nous s'effacent les icebergs, les uns après les autres, comme fondus dans le brouillard et désormais invisibles. Juste avant de disparaître, il était pourtant encore là, l'immense iceberg, immobile, son reflet plus grand que sa forme, les ombres sur son flanc, ses contours morcelés, la brume qui s'y accroche ; un véritable monstre de glace, témoin éternel d'un temps qui nous dépasse. Et c'est cette image sublime qui nous reviendra encore, bien longtemps après être rentrés au port, au moment de nous coucher dans la lumière de nos nuits blanches.

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