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Groenland / Bout du Monde

Il faudrait toujours rêver d’un pays lointain. Comme un secret gardé au fond de soi, il faudrait toujours se rêver en route pour un pays lointain. Le Groenland, nous l’avons presque inventé avant de le voir, nous avons imaginé la couleur de ses ciels et le contour de ses glaces, sa pureté, son immensité, au bout du monde. Nous avons voulu savoir ce que c’était de vivre dans le seul pays qui est en blanc sur toutes les cartes du monde. Nous avons voulu connaître quelque chose que peu d’entre nous connait, et qui se situe encore, pour la plupart, à la frontière entre le réel et l’imaginaire.

Le Groenland : pays imaginaire peut-être, pays rêvé, bien-sûr : nous y sommes allés. Et c’est bien le bout du monde que nous avons atteint. Au-delà, seulement les glaces, la fin du monde connu, qui s’efface dans la blancheur aveuglante du désert et l’azur des lacs polaires. Ilulissat au bord de l’océan glacial, Ilulissat comme dernière frontière entre le monde de l’homme et la nature brute, intacte, immaculée, inaccessible. L’héliport du village a des airs de miniature. Poser le pied sur le tarmac nous donne le mal de terre : derrière les hélices du minuscule avion, nous voyons déjà le fjord glacé, et les premiers icebergs.

Voilà ce à quoi ressemble le bout du monde.

Le soleil toute la journée, toute la nuit, dans un pays où la lune et les étoiles en été n’existent pas. Des maisons multicolores montées sur pilotis contre la fonte des neiges ; leurs murs en bois et leurs toits comme recouverts de papier de verre, sombre et brillant au soleil. Des tuyaux qui serpentent partout dans la ville, pour l’eau courante, l’eau usée et le gaz de chauffage. Les routes sans trottoirs, de sable et de poussière, traversées par des voitures hurlantes, et pourtant prisonnières de ces routes qui ne dépassent pas les frontières de la ville, comme ces circuits automobiles fermés avec lesquels jouent les enfants. La boîte aux lettres du Père Noël devant la Maison Commune, et toutes les lettres de tous les enfants du monde qui viennent finir leur course ici, au pays de l’imaginaire. Des chiens-loups qui se disputent une poubelle sous notre fenêtre à trois heures du matin. Un homme à vélo qui transporte un bloc de glace dans un grand sac plastique. La radio sur un bateau du port, qui crache des mots d’outre-tombe, obscurs et répétés, comme un appel à l'aide, ou peut-être simplement le bulletin météo du jour, en Groenlandais. Les quartiers excentrés, fantomatiques sous le soleil de minuit, des bateaux à l’abandon, des poubelles éventrées, des chiens-loups endormis dans les terrains vagues, des conteneurs multicolores venus de la mer, des traîneaux rendus à l’immobilité le temps de l’été, la beauté dans la lumière surtout, la beauté dans toute chose peut-être.

Au café Kangia, nous avons une connexion Internet illimitée : c’est notre lien, ténu, avec le reste du monde, nous y passons tous les jours, sous le sourire de la patronne Nikoline. Dans l’odeur de friture et de café résonnent les musiques de notre époque, Katy Perry, One Republic, the XX, c’est la maison recréée ici à Ilulissat. Et tous les jours, Nikoline nous donne des nouvelles de l’actualité, et l’actualité au Groenland n’est pas celle des attentats en Europe et de la guerre contre le terrorisme, mais plutôt celle de la nature, des conditions météorologiques, des dangers du fjord et de l’océan : les trois pêcheurs morts en mer, le séisme à Ummanaq et les familles évacuées juste avant que leurs maisons ne prennent l’eau glacée, fatale, de la mer déversée sur la terre.

Et cette nature impérieuse que nous aimons, nous allons à sa rencontre, tous les jours, passées les dernières maisons d’Ilulissat, c’est le fjord qui s’ouvre à nous. Des chemins de rochers, longs sentiers à travers les blocs de granit arrondis, patinés par la neige et l’eau qui naît de sa disparition, l’été, sur les hauteurs du village. Des sommets conquis et des vallées franchies, et puis toujours, soudain, le glacier Kangia qui apparaît, au détour d’une colline, et nous voilà face aux glaces, face au vent froid qui gifle nos visages, s’engouffre dans nos cheveux, face aux réverbérations éternelles d’un soleil sans sommeil, face à l’immensité blanche du premier désert glacé de notre planète, l’océan blanc, blanc, et après le ciel. Quel bonheur ! Quel sentiment de liberté, d’immortalité, à contempler quelque chose d’aussi constant, d’aussi immuable, les icebergs et leur dérive depuis des siècles, et qui poursuivront leur course folle vers l’Atlantique bien longtemps après que nous les ayons quittés des yeux. L’écho de nos exclamations se répercutent contre les blocs de glace plus grands que les plus grands gratte-ciels d’Europe : nous sommes des oiseaux, nous avons des ailes.

Plus loin, au Nord, le prochain village après celui d’Ilulissat s’appelle Oqaatsut. Quelques maisonnées dispersées dans la lande, sans rues ni routes, c’est à peine si quelques cagettes en bois nous permettent de traverser les endroits marécageux. Trente habitants, une école pour les quatre ou cinq enfants qui y sont nés, quatre-vingt-dix chiens de traîneaux, un chat et des millions de moustiques. Tel est ce village de pêcheurs aux confins du monde, et sa tristesse majestueuse nous serre le cœur, sa solitude, son abandon, indépassable. Sur le toit d’un ancien hangar, au bord de l’eau, le code H8 est peint en rouge : vu du ciel pendant la guerre, le village n’était qu’une lettre et un chiffre, sur lesquels pleuvaient les cargaisons de ravitaillement délivrées par le pont aérien américain.

Plus loin encore, après les montagnes, le prochain glacier après celui d’Ilulissat s’appelle Eqi. A flanc de falaise, un petit camp de huttes rouges s’est dressé là, groupées autour de l’ancienne maison de l’explorateur Paul-Emile Victor, qui aurait depuis longtemps été dispersée par les vents si des cordages ne l’avaient pas solidement arrimée à la moraine. Point de départ des Explorations Polaires Françaises, dans les années 30, vers les glaces à perte de vue, vers l’inlandsis, de laquelle naît directement le glacier d’Eqi, la vieille maison de bois est le vestige d’une fascination, d’un courage, de cette même volonté de connaître ce rêve qui nous tient et qui ne nous laisse plus dormir. Face au camp, le mur immense et blanc du glacier se dresse vers le ciel très noir de nos journées d’orage. La nuit passée à l’abri de l’une des petites huttes rouges est bercée par le grondement des glaces et le fracas des vagues. Le froid nous mord sous les couvertures ; le soleil traverse notre fenêtre, enveloppé dans son drap de brouillard, encore haut dans le ciel, tout au long de la nuit. Au réveil, c’est encore le glacier, juste de l’autre côté de la vitre, c’est la brûlure des piqûres de moustiques, c’est le corps endolori, c’est pourtant le bonheur de se sentir loin, si loin du monde, comme disparus et pourtant vivants, comme jamais vivants.

Nous avons quitté Ilulissat, et ses habitants qui nous ont accompagnés, tout au long de ce voyage, avec grâce et générosité. A nouveau la calotte glaciaire, dans le hublot de l’avion, sans empreinte, sans vie sinon celle, autonome, de tout ce qui est froid, de tout ce qui est blanc. Icebergs, Icebergs, Parentes des îles, parents des sources, comme je vous vois, comme vous m’êtes familiers.

Le voyage semble durer une semaine : rentrer du bout du monde prend du temps, le temps peut-être de faire le deuil d’un monde qui redevient un rêve après avoir été vécu. Nous sommes arrivés à Paris. A nouveau les autoroutes, les chemins de fer, les trottoirs dans les villes et les forêts autour. A nouveau l’alternance du jour et de la nuit.

Pourtant, il n’y a pas de retour possible. Il n’y a que l’attente du prochain voyage, de la prochaine fois que l’on se sentira pousser des ailes. S’il y a bien une chose que les habitants d’Ilulissat nous ont appris, c’est que la maison est celle que l’on se choisit. On est un peu de partout. Je suis un peu d’Ilulissat.

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