Venise. C'est d'abord une couleur, celle de l'eau qui la porte et qui donne à ses rues, à ses façades, à ses gondoles, une lumière particulière. Vert bouteille ou bleu canard, plus profonde quand le ciel est gris, plus liquide quand le ciel s'éclaire : à Venise, la couleur de l'eau est partout, c'est l'âme de la ville, c'est son secret, impénétrable.
Les gondoles ne dorment pas la nuit. Du fond de notre sommeil, nous en entendons les jeux, les rumeurs, les soupirs. C'est un murmure au cœur de la nuit, le ressac des flots contre leurs coques de bois, le souffle du vent sous leurs bâches tendues. Et toute cette mélancolie sonore vient se confondre, dans le creux de nos rêves, au tangage des vaporettos qui nous ont portés toute la journée, et qui nous bercent encore derrière nos yeux fermés.
Ce n'est qu'au plus froid du mois de janvier que l'on peut imaginer Venise déserte. C'est à peine si le sillage d'un vaporetto vient briser la nappe sombre et glaciale du Grand Canal. Venise en hiver est une ville qui attend : le retour de ces soleils brûlants qui font fondre les glaces italiennes, le retour des voyageurs et l'empressement des foules. Mais l'hiver à Venise n'est pas que d'attente ; il est surtout de mystère, il est surtout de beauté.
L'hiver vénitien attire à lui les ciels spectaculaires. Au blanc glacial des jours les plus froids se substitue soudain ce rose de crépuscule, et la ville entière marche alors la tête en l'air, les yeux levés vers ce qui ressemble à l'aurore boréale d'une ville dans sommeil, mais qui est au contraire l'annonce de la nuit, de la nuit qui avance avec les nuages, et qui éteint l'incendie, avec du violet, du bleu, et bientôt du noir, partout dans les rues, sur les ponts, au-dessus des canaux.
Palais, églises, monastères : ce qui fait la grandeur de Venise n'est pas tant l'immensité de son architecture, mais la finesse de ses détails. Anges, lions, dieux, griffons : il faut les chercher, partout où le regard se porte, car ils sont là qui guettent, habitants éternels, sur toutes les façades, dans toutes les rues.
Au début de l’histoire, il y a eu les premiers habitants de la lagune. Pêcheurs, fils de pêcheurs, ils ont survécu à la rudesse des hivers, à la brûlure des étés. Plus tard, il y a eu les réfugiés, les exilés. Chassés de leurs terres natales par les invasions barbares, sans espoir de retour, ils ont construit, pour y vivre, une ville de bois au milieu des eaux. Venise est née. Aujourd’hui, elle protège encore ses enfants. Il y a les gondoliers, les fils de gondoliers. Il y a les hôteliers, les commerçants, les guichetiers. Il y a les conducteurs de vaporetto, tous les jours de l’année. Descendants de pêcheurs, descendants d’exilés, ils connaissent la rudesse des hivers, la brûlure des étés. Venise est née, et ils sont nés sur l’eau.
Quand la nuit tombe à Venise, comme un rideau de noir, c'est un nouveau monde qui prend forme sur les eaux. Soudain, l'atmosphère change. Ce qui était de douceur et de mélancolie à la lumière du jour revêt l'inquiétude glaçante du crépuscule. A qui sont ces palais qui ne s’allument pas la nuit ? Un sentiment d'absence en émane, comme de ces étoiles que l'on contemple avec la douleur de savoir qu'elles sont déjà sans vie. Le vaporetto glisse en silence sur le Grand Canal. Tout est beau, triste et vide.
Immense et blanc, majestueux, fascinant, le Pont des Soupirs se dresse très haut au-dessus de nos têtes. Il y a quelque chose en lui de terrifiant : comme un couloir suspendu dans les airs, il porte la marque de ce qu'il fut jadis : un passage entre le Palais et la Prison, un lien ténu entre la vie et la mort. Aux cris inaudibles de ces fantômes qui se changent en murmures, répond le silence des pierres qui ont pourtant tout vu, tout entendu, et pourraient encore nous confier quelques secrets, les soupirs des prisonniers, les soupirs de ceux qui ne reverront plus jamais Venise.
Venise a la beauté et la grâce de ce qui pourrait être sur le point de disparaître, et c'est ce risque même, cette dramatique incertitude, cette menace exquise, qui fascine tant dans Venise. La ville sombre-t-elle vraiment ? Sera-t-elle un jour engloutie par les abysses de la Terre ? Il faut vivre à Venise, l'aimer, il faut vivre avec l'eau, l'apprivoiser. Marcher dans les rues en bottes de pluie. Prendre un café les pieds mouillés. Savoir que la cité fait naufrage et la chérir d'autant plus, dans cette fragilité qui en fait la force.
Il y a des rues cachées, que l’on ne peut deviner sans les connaître. Il y a des rues dotées d'une volonté propre, qui nous imposent leur chemin. Il y a des rues infranchissables, qui tombent soudain dans l'eau. Venise est un labyrinthe que nulle carte ne saurait dompter. Il faut parcourir Venise déserte, se perdre, et faire confiance à la ville pour se retrouver. Se promener à Venise en hiver, c'est aussi basculer, en un clignement de cils, de ces rues silencieuses où l’on croise des silhouettes pressées vêtues de noir, à ces passages étroits que l'on croit vides mais où résonnent, pourtant, les bruits de pas invisibles des rues voisines... Croire être suivi, se retourner, guetter. Être seul, écouter, se perdre. Venise en hiver est un dialogue éternel entre la solitude et le silence.
L'heure bleue nous fait croire encore au jour, mais c'est bien pourtant la nuit qui descend sur Venise, et la ville toute entière se peuple de fantômes, ombres des gondoles comme des monstres marins, halos de lumière le long des quais, apparitions d'un autre monde, d'un autre temps.
À Venise et sur ses îles, tous les canaux mènent à l'horizon, horizon ouvert au vent glacial de l'Adriatique, qu'une nuance de soleil vient pourtant adoucir, sur les murs des maisons, comme un peu de sucre dans un café italien.
Les gondoliers ne chantent pas en hiver, mais la lenteur de leurs mouvements, le pittoresque de leurs silhouettes, continuent à habiller la ville d'une présence douce, d'un air de joie. Jamais plus claire qu'au plein cœur de l'hiver, la lumière de Venise a quelque chose de céleste, comme si un million d'anges balayaient le ciel de leurs ailes. Les maisons du Grand Canal sont nimbées de bleu et de rose : Venise s'éveille à un autre matin d'hiver.
Venise toute entière est un théâtre. Un théâtre éternel qui aurait été bâti là, sur les eaux, par un metteur en scène fantasque, espiègle. Les palais, les balcons, les rues délicatement délétères ; les canaux, les places abandonnées, le fantôme des gondoles. Dans chaque lieu, à chaque instant, une scène pourrait se jouer, il ne manque que les masques : le décor est en place.
Peut-on imaginer ce qu'est la vie derrière les fenêtres de ces maisons ? Peut-on rêver d'un réveil, au petit matin d'un jour d'été, derrière les couleurs de ces murs ? L'hiver, les volets clos évoquent l'absence de ceux qui ont pourtant habité ici, de ceux qui reviendront peut-être emplir chaque étage de cris, de rires, de murmures, de songes. Peut-on rêver d'une porte sur l'été ?
Ce sont toujours les mêmes départs. Quelque chose en soi qui se morcelle à chaque ville que l'on quitte. Venise aimée, Venise rêvée, on en repart dans le bleu d'un matin qui n'a pas encore éclot, on en savoure les premières lueurs de rose, loin, là-bas, sur l'horizon. On espère y revenir, on espère la revoir, Venise, par tous les temps, toutes les saisons, mais c'est Venise d'hiver qui restera, superbe, unique, à jamais immortelle.