AVENTURE
Partir est toujours un déchirement. L’étau qui serre notre cœur, à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, est une dernière tentative pour nous retenir. Et pourtant il faut bien partir, aller vers cette aventure, vers ce monde dont on ignore tant de choses encore et qui est à découvrir. Et bientôt c’est tout un pays qui s’éloigne au-dessous de nous, c’est une vie qui meurt pour laisser place à une autre, tandis que l’avion qui nous emporte prend de la hauteur, fend les nuages et disparaît, déjà si loin, inarrêtable. A l’atterrissage, le ciel russe nous tend un nuage pour moucher nos larmes. Nous ouvrons les yeux, émerveillés, sur la forêt de Khimki qui déploie à perte de vue ses bouleaux aux troncs blancs et ses Datcha rouges et vertes. Debout sur le tarmac de l’aéroport de Cheremetievo, au nord de Moscou, nous sommes pris de vertige - cette impression de respirer le même air, de lever les yeux vers le même soleil – et pourtant, des signes apparaissent qui indiquent que la maison est loin : un alphabet inconnu sur les enseignes, des regards différents, un vent étrange qui ne décoiffe pas de la même façon.
IMMENSITE
C’est d’abord le dépaysement qui nous prend, ce réagencement complet de notre paysage intérieur, nourri de films et de photographies juste avant notre départ, et qui se trouve soudain ajusté et enrichi par la réalité de tout ce que nos yeux découvrent les premiers jours. C’est comme un nouveau monde qui s’ouvre en nous, notre planisphère mental a une nouvelle zone de lumière : Moscou, sa Place Rouge, la cathédrale Saint Basile pour la première fois dévorée des yeux, Saint Basile sur fond de ciel noir et coiffée de la pleine lune ; partout autour de nous les lumières de la Place Rouge nous donnent le tournis, c’est notre première sortie, tout nous paraît immense, rien ne nous est connu, tout est à découvrir.
C’est Moscou, âpre et grandiose, qui nous plonge dans un état d’émerveillement perpétuel, et nous ne savons que dire It’s so beautiful, encore et encore (sur un ton plus ou moins aigu selon l’ampleur de notre enthousiasme), face à la beauté indicible des gratte-ciels staliniens qui montent haut, si haut dans le ciel, face à l’extravagance des cathédrales, face à l’éclat des couchers et des levers de soleil et des feux d’artifice, face à l’immensité de ces avenues à six voies et à la grandeur des statues, face au langage sublime que parlent les Russes puisqu’ici personne ne sait un seul mot d’anglais. C’est l’immensité de la découverte, l’immensité de tout ce qui nous entoure, comme si, dans ce monde nouveau, l’échelle de l’univers avait changé elle aussi.
Vue des rooftops, la ville s’étend aussi loin que se porte le regard. A nos pieds brillent les lumières éternelles de la Place Rouge. En tendant le bras, on pourrait prendre Saint-Basile dans le creux de notre main, comme une sucrerie, une fève dans la galette des rois, avec ses dômes à l’architecture pâtissière, une allure de choux à la crème. Et tout ce que l’on peut apercevoir au loin, bâtiments soviétiques aux silhouettes majestueuses et menaçantes, dômes dorés de plus d’un millier d’églises, tours de brique du Kremlin coiffées d’étoiles rouges, tout est habité par cette démesure, par cette perfection, qui fait de Moscou cette ville unique au monde, proche et inatteignable à la fois.
LANGAGE
Pour nous faire comprendre et traverser l’opacité des signes, nous nous sommes mis à étudier le russe, six heures par semaine, avec Inna, une minuscule femme aux cheveux rouges coupés au carré et à la voix stridente, dont l’énergie et l’expression théâtrale ont su nous éveiller à toute la magie ensorcelante de la langue russe. Déchiffrer d’abord les signes cyrilliques, distinguer les pièges et les faux amis, établir des correspondances, donner du sens à la transcription, apprendre à former ces lettres à l’écrit, à les prononcer, à les assembler, à invoquer des noms, des verbes, à essayer des phrases, des questions, des réponses. Le pluriel, les adjectifs, les pronoms possessifs, la première et la deuxième conjugaison, le passé, le futur, l’impératif, l’accusatif, le locatif et le datif. Здравствуйте, До свидания, Пожалуйста, Спасибо* ! Sans oublier l’inévitable, l’incontournable joker brandi en guise d’excuse dans toutes les situations où le sens échoue à jaillir, où la barrière de l’incompréhension contraint à chercher refuge dans la seule locution toujours prononçable, toujours secourable : Извините, Я не понимаю** ! Longtemps après notre retour, tout le pouvoir de la nostalgie est encore contenu dans ces quelques mots de russe qui resteront avec nous pour toujours.
*Bonjour, au revoir, s’il vous plaît, merci !
**Excusez-moi, je ne comprends pas !
METRO
Prendre le métro moscovite plonge d’abord dans l’incrédulité, puis la routine s’installe et on s’aperçoit qu’il y a là un certain plaisir, ou du moins une absence de dégoût total, ce qui n’est jamais le cas à Paris où le métro est un lieu bien connu d’inconfort et d’impolitesse. Ce sont d’abord les escaliers mécaniques, abrupts et infinis, qui plongent lentement au cœur de la terre. La longue file des passagers alignés à droite des escalators interminables, la chaleur qui devient étouffante à mesure que l’on descend, les doudounes qu’il faut retirer sans bousculer ses voisins, et, si l’on est courageux ou pressé, la descente que l’on entreprend à pied, en se glissant à gauche, la main sur la rampe pour ne pas être pris de vertige. Dans le ventre de la station, ce sont ensuite les lumières éblouissantes partout où les yeux se lèvent ; les sols de marbre où glisse la valse rapide de la foule pressée ; l’immense fracas des trains, vagues toujours renouvelées d’arrivées et de départs. Tout y est ordre, démesure et solennité. On n’ose même y parler : tous les passagers gardent le silence et semblent tendre l’oreille, pour percevoir peut-être l’infime et invisible musique de cet incroyable opéra souterrain. A moins que les plus claustrophobes d’entre eux ne soient en train de retenir leur souffle, à plus de cent mètres sous la surface de la terre.
Taganskaya, Smolenskaya, Lubyanka, Kitaï Gorod, Okhotny Riad, Bibliothek Imeni Lenina, Kropotkinskaya, Chistye Prudy, Park Kultury… Toutes ces stations, que nous avons traversées, en flânant parfois, au pas de course souvent, les yeux en l’air à la recherche des panneaux directionnels, toutes ces stations, nous les avons habitées, et, derrière nos paupières, nous pouvons encore nous les rappeler, invoquer les statues et les tableaux qui les peuplent, la couleur de leur lumière, la manière dont les bruits se répercutent contre leurs marbres, l’odeur des tunnels et de l’intérieur des rames, la tonalité de la voix qui indique les correspondances et qui appelle à l’ordre. ваше внимание пассажиры***… Il y a aussi ces barres de fer qui prennent nos jambes en tenailles et qui nous empêchent de passer, si on oublie de composter notre ticket ; les femmes de ménage qui nettoient tous les jours, toutes les nuits, les rampes des escalators et les carrelages des stations ; la vieille dame qui tente de nous vendre des chatons à la sortie du métro Park Kultury ; et toujours la conscience d’être au cœur du plus grand palais du monde, celui que Staline a voulu offrir à son peuple...
***Votre attention, passagers…
APPARTEMENT
Dom 11 (maison n°11), Kropotkinsky Pereulok : au quatrième étage de ce bloc de béton, au pied duquel une balançoire et des jeux pour enfants, nous avons trouvé notre foyer. C’est un ancien appartement soviétique avec trois chambres et une minuscule cuisine, aux papiers-peints vieillots et recouverts de motifs floraux. Mais c’est notre sanctuaire, notre lieu de vie et de sommeil, un morceau de maison à l’autre bout du monde. Comme dans tous les intérieurs russes, la température doit y avoisiner les trente degrés, et les radiateurs ne peuvent être réglés ; la nuit, nous devons laisser les fenêtres entrouvertes, afin qu’un mince filet de l’air extérieur glacial vienne équilibrer l’air intérieur étouffant. C’est le seul moyen que nous avons trouvé pour ne pas nous réveiller, le matin, avec la migraine et la gorge asséchée.
L’eau, dans la baignoire, sort parfois d’une curieuse couleur marron, et nous avons eu très peur le jour où une lumière rouge, encastrée derrière un cadre photo, a attiré nos regards ; persuadées d’être surveillées par la police russe, nous avons finalement réalisé qu’il ne s’agissait que du compteur d’eau. Les tuyauteries, des vieilleries qui n’avaient certainement pas été remplacées depuis la fin de l’ère soviétique, ont bien évidemment explosé un soir de novembre, à onze heures du soir, inondant l’appartement de cinq centimètres d’eau en quelques minutes. A cet instant précis, la barrière de la langue ne semblait plus être un problème, et nous avons jailli de l’appartement pour aller frapper à la porte de notre voisin du dessous, un russe à l’air patibulaire, qui nous ouvrit la porte en short, en débardeur et en claquettes, la moustache frémissante, l’œil agacé. Sans doute incapable de comprendre ce que nous pensions pourtant être un vocabulaire russe adapté à la communication de crise, il aboya vers l’intérieur de l’appartement à l’adresse de son jeune fils, qui savait l’anglais, et avant même que nous ayons eu le temps de remonter les escaliers, ils étaient tous les deux chez nous, une caisse à outils dans les bras, et déjà affairés à couper l’accès d’eau et à réparer pour nous la tuyauterie rouillée, le fils servant d’interprète au père qui ne cessait de pousser des grognements en cyrillique, et nous trois, les étrangères, partagées encore entre le rire et l’inquiétude face à l’absurdité de la situation, en train d’éponger le sol inondé avec toutes les serviettes de toilette que nous avions pu trouver.
Mais de la vie domestique, il y a aussi ces doux après-midis passés à travailler à nos essais ou à nos cours de russe, les pieds en chaussettes sur les tuyaux brûlants du radiateur de nos chambres, à sursauter parfois quand de grands blocs de neige se décrochent du toit, à boire un café brûlant dans l’air glacial du balcon vitré, à regarder jouer les enfants dans la cour de l’école en face. Il y a ces chaudes soirées passées à cuisiner ce que nous avons pu trouver au supermarché (une seule saveur de soupe, une seule sorte de fromage sous emballage plastique, des nuggets de poulet qui ont bien trop souvent brûlé, des tomates vertes un peu acides, des œufs dont la coquille était blanche, des petits pois en conserve et les éternelles pâtes au pesto), à discuter et à rire, à regarder Le Petit Journal, et à écouter parfois, avec mélancolie, d’étranges chants en russe qui s’élèvent du bâtiment voisin que l’on croyait pourtant désaffecté.
PHOTO
Dans les quatre ou cinq premiers jours à Moscou, j’étais tenue par une sorte de trac du monde extérieur. Sortir de l’appartement n’était pas quelque chose que j’envisageais de faire seule. Le dehors était trop grand, trop intimidant, trop écrit en cyrillique pour que j’ose m’y aventurer. Mais il y eut, un soir, une lumière, les prémices d’un coucher de soleil extraordinaire, un battement accéléré de mon cœur. J’étais dans la rue en quelques minutes, seule avec mon appareil photo, et portée par un intense sentiment de liberté et d’euphorie. Je fis pour la première fois un chemin que j’allais emprunter plus de cent fois, le chemin qui menait de l’appartement au Pont des Patriarches. Le temps de rejoindre le pont, il s’était mis à pleuvoir, et pourtant, dans le ciel, une immense lumière électrisait les nuages. Je restai près d’une heure sur ce pont, capturant tous les détails de toute cette beauté dans un état de ravissement total. Et cet élan, nécessaire, qui m’avait portée ce soir-là à dépasser mon trac et à sortir seule dans la ville, a guidé mes pas tout le reste du séjour.
Ce désir de tout voir, et surtout, de tout sauver, par la photo, de ces lieux où je ne serai bientôt plus jamais, a donné à mon voyage une intensité unique, a empli mes yeux, jusqu’à saturation, de beautés qui auraient pu m’échapper si je ne les avais pas capturées : des stalactites suspendues à une véranda et le bleu azur de la mosquée Qol Sharif à Kazan ; des nuages roses au-dessus du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg ; le rouge brique des bâtiments dans l’épaisseur de la nuit à Moscou ; les couleurs vives des matriochka à Izmailovo et la douceur d’un chat couché sur un étalage de chapka ; la rondeur de la lune au-dessus de la cathédrale Saint-Basile ; les reflets des palais dans les lacs de Kuskovo ; les dessins de lumières sur la façade du Bolchoï ; les feux d’artifice au-dessus de la Moskva ; le bleu nuit profond de l’intérieur des églises ; l’éclat tantôt doré, tantôt argenté de leurs dômes.
Et c’est dans la même urgence que ce soir-là, sur le pont des Patriarches, que j’ai continué à photographier pendant quatre mois. Pour démultiplier le monde, pour en partager un morceau avec ceux que j’aime, pour le sauver, en quelque sorte, grâce aux images, à des images susceptibles de contenir des impressions, des sentiments, des souvenirs – la vie.
ENIGME
Tout est, en Russie, matière à énigme : l’alphabet, bien-sûr, contribue à nimber de mystère les noms des lieux, les écriteaux dans la rue, et même les étiquettes des supermarchés. Mais l’énigme naît aussi de certains endroits insolites.
De ces gratte-ciels staliniens, symboles du pouvoir de l’URSS, pleins de folie et de grandeur, comme celui qui abrite le Ministère des Affaires Etrangères, et qui continuent à susciter aujourd’hui encore une admiration mêlée de terreur.
De ces monastères en plein centre-ville, aux airs abandonnés, et dont il suffit de franchir les murs pour y trouver un silence qui n’existe nulle part ailleurs, un isolement absolu, alors même que les avenues de Kitaï Gorod déversent leurs flots de piétons et de voitures à quelques mètres de là.
De ce pont derrière la cathédrale Saint-Basile, que l’on aperçoit avec inquiétude, depuis la Place Rouge, perdu dans les couleurs de la nuit et les vapeurs de brouillard, où Boris Nemtsov a été assassiné en février 2015 de quatre coups de feu dans le dos.
Ou encore de ces vergers au sud de la ville, à Kolomenskoye, où l’on peut croiser, au détour d’un chemin ou d’une nappe de brume, une église orthodoxe ou un palais entièrement construit en bois. Ce lieu surprenant, que l’on appelle le ravin du Golosov, est un ancien domaine princier, un ancien faubourg soviétique, et est également considéré comme le triangle des Bermudes de Russie centrale. S’il paraît hanté, c’est peut-être qu’il l’est vraiment : son nom russe signifie le ravin des voix revenantes. L’eau de son ruisseau ne gèle jamais, même au cœur de l’hiver. Le sol de ses vergers est chargé d’électromagnétisme. Et, en 1621, la légende raconte qu’un groupe de cavaliers tatars y a été capturé par l'armée du Tsar, au cœur d’une tempête de neige, et que ces cavaliers ont assuré qu'ils avaient été pris dans cette même tempête en 1571… Ils auraient donc fait un saut temporel de cinquante ans vers le futur.
Cette part d’énigme est inhérente à la Russie. C’est ce qui fait la beauté de ce pays méconnu et lointain, malgré tous ses travers, ses excès d’orgueil et d’autorité, ses tendances sanguinaires et sa fermeture farouche au reste du monde.
FÊTES
Nous nous sommes trouvés dans un nouveau monde, ensemble, et nous sommes devenus amis. A la croisée de toutes nos villes d’Europe, Berlin, Stockholm, Paris, Munich, Vienne, Copenhague, Lisbonne, nous avons créé Moscou : Moscou de joie et de vie, Moscou de fête. Nous sommes à Moscou, et nos nuits, bien-sûr, sont plus longues que nos jours, et ce n’est pas parce que le soleil se couche si tôt, mais bien parce que nous avons un penchant pour la vie nocturne, sous le ciel toujours orange car les lumières de la ville nous donnent une impression de clarté céleste perpétuelle, nous dansons toute la nuit au Strelka ou au Gipsy, nous rions, nous parlons anglais, français, allemand, et russe bien-sûr après une pinte de bière sibérienne et un Moscow Mule.
Pendant quatre mois, le Strelka, ce petit bar d’artistes niché sous le Pont des Patriarches, au bord de la Moskva, a été un endroit de joie, de rires et de réconfort. Nous y avons célébré notre premier et notre dernier vendredi soir à Moscou, et, dans l’espace qui les a séparés, trois ou quatre anniversaires, une quinzaine de débuts de week-ends, les visites tant attendues de nos familles ou de nos amis venus nous rejoindre en Russie, et parfois même le simple bonheur d’être là, sans raison particulière, et de danser dans les lumières de l’île Bolotny, qui nous ont toujours réchauffés même au plein cœur de l’hiver. Il y a aussi le Chesterfield, sur New Arbat, immense boulevard aux mille lumières ; le Propaganda, dans une petite ruelle de Kitaï Gorod, et ses sons électroniques planants ; Papa’s Place, derrière Nikolskaya Ulitsa, et ses cocktails de cinquante centilitres dans des bocaux à confiture ; les restaurants géorgiens, où l’on dîne d’un khachapuri et de varenikis pour quelques roubles ; et à la fin du repas, un Napoléon, feuilleté à la crème dont le nom est né de la fierté qu’ont les Russes d’avoir tenu contre l’Empereur ; préférant brûler Moscou et leurs propres maisons plutôt que de se rendre à l’ennemi français, ils nous rappellent encore leur victoire au restaurant, subrepticement, au détour de la carte des desserts.
Les retours se font en taxi, à toute vitesse à travers les avenues que nous traversons pour moins de deux-cents roubles (à peine deux euros), ou bien à pied, le long du Pont des Patriarches, qui donne vue sur le Kremlin de l’autre côté du fleuve, et au bout duquel se dresse, majestueuse, époustouflante, la Cathédrale du Christ Saint Sauveur, jugeant nos nuits festives d’un air condescendant. Levers de soleil flamboyants sur ce pont, éclats de rire, et à l’appartement nous nous endormons dans la première lumière du jour, puisque nos fenêtres n’ont pas de volets, et que nos matins n’ont pas de réveils.
NEIGE
A Moscou, l’été s’éteint comme on souffle la flamme d’une bougie. Soudain c’est l’automne qui ressemble déjà à l’hiver, la première neige un soir d’octobre, la nuit qui tombe de plus en plus tôt, les cheminées qui fument dans le ciel de Moscou et qui dessinent de drôles de nuages. Bien vite, la neige se transforme en boue sombre et glissante sur les trottoirs, et nous devons tous apprendre à marcher d’une nouvelle façon pour garder l’équilibre. Doudounes aux épaisseurs d’édredon, sous lesquelles s’entassent encore une sous-doudoune, un ou deux pulls, un sous-pull et une écharpe. Température avoisinant les quinze degrés négatifs. Et cette neige qui tombe encore du ciel, et qui donne au jour les couleurs de la nuit, et à la nuit une douce couleur de coton. En novembre, le crépuscule descend sur la ville dès trois heures et demi l’après-midi. Certains s’y habituent. D’autres ont l’impression d’étouffer : à voir si peu la lumière, ils ont l’impression d’être sous terre. Mais aux rayons du soleil se substituent les mille lumières des rues, des magasins et de la Place Rouge, qui œuvrent à ce que le noir ne se fasse jamais sur cette petite parcelle de Russie, et qui sont tellement nombreuses que l’on doit les voir depuis la Lune.
VOYAGES
Entre Moscou et Saint-Pétersbourg, c’est la Russie rurale que l’on traverse en train, dans le poudroiement du soleil levant. Forêts de bouleaux et de conifères, ciel nébuleux aux mille couleurs de l’aurore, petites Isba en bois, le long du chemin de fer qui relie, en à peine quatre heures, la grande distance qui sépare les deux capitales de la Russie.
Saint-Pétersbourg, c’est l’Occident proche et différent à la fois. L’immensité est la même qu’à Moscou, bâtiments démesurés de la Nevski Prospekt, vastes ponts enjambant la Neva, statues trois fois plus grandes qu’un homme, gigantesque place du Palais en plein cœur de laquelle la colonne Alexandre semble monter jusqu’au ciel. A l’écart de la ville, le palais de Catherine, perdu dans une forêt enchantée et peuplée d’écureuils, et le palais de Peter (Peterhof), au bord de la mer Baltique, n’ont pas quitté l’époque des Tsars. C’est la Russie romantique dont on ne trouve nulle trace à Moscou, c’est Versailles, Paris, Venise et Amsterdam à la fois, c’est l’Europe qui demeure en Russie, c’est l’anglais omniprésent dans la rue, c’est l’Hermitage qui n’a rien à envier au Louvre, c’est un soleil qui brille trop bas sur l’horizon pour réchauffer la ville mais qui la peuple d’ombres brillantes et de rayons merveilleusement dorés.
A 1500 kilomètres de Saint-Pétersbourg et 800 kilomètres de Moscou, direction plein Est, c’est Kazan, l’Est lointain que l’on rejoint en quelques heures d’avion.
Kazan, c’est avant tout une lumière, une lumière qu’on ne connaît pas, qu’on n’imagine pas, quelque chose d’oriental dans cette ville gelée, perdue au cœur de la Russie. Et c’est bien l’Orient, ces mosquées, cette langue tatare si proche du turc mais qui emprunte au russe son alphabet. Un Orient de glace et pourtant serein, où toutes les religions cohabitent en harmonie, où les passants sourient dans la rue, où la neige est encore pure, et où le soleil devient follement rose avant la nuit. La campagne tatare, aux environs de Kazan, a des airs de Sibérie. Le froid nous mord les joues, fait pleurer nos yeux, gèle des mèches entières de nos cheveux, mais la beauté des lieux nous retient là. A l’abri du monde, au bord de la Volga, c’est ici que se dissimule le Temple de toutes les Religions : l’ambition folle de l’architecte Ildar Khanov, qui rêvait de réunir tous les cultes en un seul endroit.
Kazan, c’est aussi la mosquée de Qol Sharif, superbe, inouïe, reconstruite entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, sur le modèle de celle qu’Ivan le Terrible avait détruite en 1552 ; c’est une photo de cette mosquée qui m’a attirée en premier lieu dans cette ville. Il fallait que je la voie pour de vrai, je devais aller à Kazan et admirer cette merveille. Et longtemps après en être rentrée, elle a continué à apparaître derrière mes paupières à chaque fois que je fermais les yeux.
Kazan, c’est la joie de vivre retrouvée après le choc des attentats de Paris ; c’est la musique de Thylacine composée dans le Transsibérien qui nous berce dans l’avion à l’aller et au retour ; c’est la grande bataille de neige d’où nous sommes tous rentrés avec les mains bleues et les pieds engourdis ; c’est la meilleure douche brûlante de notre vie après avoir eu si froid ; c’est la vodka tatare dégustée assis tous ensemble sur le sol de notre minuscule et chaleureuse auberge ; c’est l’armée de camions qui, plusieurs fois par jour, balaient les rues et repartent avec des remorques débordantes de neige ; c’est la nuit qui tombe à l’heure du déjeuner ; c’est le plus beau coucher de soleil de notre vie, c’est le ciel qui s’enflamme, rose et bleu, au-dessus de Qol Sharif, brièvement, comme un instant de grâce, devant nos appareils photos ralentis par les vingt degrés au-dessous de zéro, c’est la course effrénée, contre le vent et vers le soleil, pour capturer cette indicible beauté, qui nous fait à tous venir les larmes aux yeux.
RETOUR
Nous sommes retournés au Strelka pour la dernière fois. Nous avons levé nos verres, ri et dansé pour la dernière fois. Nous nous sommes dit adieu. Nous sommes rentrés chez nous au milieu de la nuit, en courant, de joie, dans la neige fraîchement tombée et encore immaculée. Et au bonheur de courir sur le Pont des Patriarches à quatre heures du matin au milieu de Moscou enneigée, s'ajoutait celui d'avoir faite cette ville nôtre, d'en être désormais habités plus encore que nous ne l’avions habitée littéralement nous-même. Car les villes ont cette force de nous éprendre, d’envahir notre géographie intime. On croit n’y faire que passer ; séjourner quelques jours, quelques mois, et puis soudain c’est la ville qui s’installe en nous, et dès lors, où que l’on ira dans le monde, on aura à jamais cette nostalgie, cette absence, ce morcellement au fond de notre cœur.
Et quand vient le dernier sommeil, le dernier réveil dans un appartement où l’on a vécu pendant des mois, dans un lit où l’on a dormi et rêvé pendant des nuits, ce sentiment de dernière fois ne peut être que mêlé de tristesse et de gravité, et ni les chants jazzy de Noël dans la cuisine au petit-déjeuner, ni la neige de notre dernier matin blanc, ne peuvent vraiment nous consoler.
Et pourtant il faut bien partir, rentrer en France, à cinq jours de Noël, dans notre pays meurtri par les attentats, où l’état d’urgence règne encore, où les drapeaux sont aux fenêtres, où l’armée est dans la rue, mais dans un pays où le soleil se couche encore derrière la Tour Eiffel, où les bistrots ont des noms tout droit sortis d’un roman de Patrick Modiano, et où l’on peut manger du fromage, des tonnes de fromage ne sortant pas d’un emballage plastique, du saucisson, et boire du vin rouge ; rentrer dans le pays de ceux que nous aimons. Les larmes dans l’avion sont des larmes de bonheur. Pour la dernière fois, par les vitres du hublot, ce sont les enseignes de tous les fast-foods mondialisés en cyrillique, ce sont les lumières de Moscou, mon amour, qui s’éloignent à jamais sous les nuages, loin, loin, et désormais perdues.
Partir est toujours un déchirement.